Sauve-toi
Kelly BRAFFET
Broché: 327 pages
Editeur : Editions du Rouergue (8 avril 2015)
Collection : Rouergue noir
Langue : Français
ISBN-10: 2812608633
ISBN-13: 978-2812608636
Dimensions du produit: 20,5 x 2,5 x 14 cm
Extrait
Patrick travaillait de jour à Zoney's GoMart un mercredi par mois : enfermé dans sa fraîcheur sous vide, derrière les vitrines sales de cette boutique de station-service, à regarder les voitures filer sur la route nationale pendant que lui restait sur place. Quand il travaillait de nuit, ce qui était le plus fréquent, le monde était sombre, calme et silencieux au-dehors, et il se sentait sombre, calme et silencieux à l'intérieur. Quand il travaillait de jour, il se sentait juste piégé.
Alors quand l'heure de quitter la boutique arriva enfin, ce soir-là, il lui fut tout simplement agréable d'être libre. Il avait les yeux brûlants de fatigue, et l'odeur caractéristique de l'endroit restait accrochée à ses vêtements - chips périmées, vieille confiserie, et relents forts et sirupeux de la fontaine à soda - mais l'air chaud de septembre lui fit du bien. Il tourna le coin du bâtiment et se dirigea vers les bennes à ordures où il s'était garé, là où l'asphalte défoncé n'était quasiment plus que gravillons et où les mauvaises herbes poussaient haut jusqu'en bordure du parking, les clés de sa voiture encore froides dans sa main à cause de la clim. C'était la seule chose à quoi il pensait.
Puis il vit la gothique appuyée contre sa voiture.
Il l'avait déjà vue. Elle était entrée dans la boutique plus tôt ce jour-là, quand Bill était venu chercher son chèque de salaire. Patrick l'avait eue à l'oeil parce qu'il n'avait rien d'autre à faire et qu'elle était restée là bien trop longtemps à glander avec son café et à regarder les rayonnages de boissons. Patrick, lui, personnellement, se foutait bien de ce qu'elle pourrait voler ou en quelle quantité, mais tant qu'elle avait été là, il avait dû paraître s'y intéresser pour les caméras de surveillance. Ensuite, vu que Bill l'avait traitée de Maîtresse de Dracula et qu'il avait fait une suggestion obscène, elle l'avait traité de taré puis était sortie aussitôt, vexée, tout au moins c'est ce que Patrick s'était dit. Bill et lui en avaient ri, et il n'y avait plus repensé.
Mais maintenant elle était là, adossée à sa voiture comme si elle était chez elle, à le regarder avec des yeux aussi grands, aussi impitoyables que des objectifs d'appareil photo. Dans la lumière déclinante, ses cheveux teints noir de jais et son rouge à lèvres tirant sur le noir donnaient à son visage une pâleur bleuâtre. Elle avait une cigarette brune entre les doigts, même si elle ne devait pas avoir plus de seize ans, et un petit air très étudié qui oscillait entre l'indifférence et l'amusement. Ses lèvres esquissèrent un vague sourire lorsqu'elle le vit.
«Salut», dit-elle.
Patrick s'arrêta. De minuscules squelettes humains parfaitement articulés étaient suspendus à ses oreilles. Il chercha dans ses souvenirs, se demandant s'il la connaissait, si, sous toute cette merde, il y avait quelqu'un du quartier ou la petite soeur de quelqu'un qu'il aurait perdue de vue depuis qu'elle avait dix ans. Il n'en eut pas l'impression. «Si c'est de l'herbe que tu cherches», lui dit-il, «tu t'es trompée de soir. Ce mec-là travaille le lundi.
- Tu veux dire ton copain, le taré de ce matin ?» Elle rit. Un rire d'Hollywood, totalement dépourvu de fraîcheur, à l'image de l'atmosphère qu'il venait de quitter. «Sûrement pas.
- Bon.» Patrick était trop fatigué pour ce genre d'embrouille. Il désigna la portière de sa voiture et elle recula, mais pas assez. Il eut du mal à ne pas la toucher en y montant. Il glissa sa clé dans le contact, boucla sa ceinture et baissa la vitre de sa portière, parfaitement conscient du regard appuyé que la fille posait sur lui à travers le pare-brise sale. Il fit démarrer le moteur.
Elle attendit, les yeux toujours rivés sur lui.
Il hésita.
Présentation de l'éditeur
Alors quand l'heure de quitter la boutique arriva enfin, ce soir-là, il lui fut tout simplement agréable d'être libre. Il avait les yeux brûlants de fatigue, et l'odeur caractéristique de l'endroit restait accrochée à ses vêtements - chips périmées, vieille confiserie, et relents forts et sirupeux de la fontaine à soda - mais l'air chaud de septembre lui fit du bien. Il tourna le coin du bâtiment et se dirigea vers les bennes à ordures où il s'était garé, là où l'asphalte défoncé n'était quasiment plus que gravillons et où les mauvaises herbes poussaient haut jusqu'en bordure du parking, les clés de sa voiture encore froides dans sa main à cause de la clim. C'était la seule chose à quoi il pensait.
Puis il vit la gothique appuyée contre sa voiture.
Il l'avait déjà vue. Elle était entrée dans la boutique plus tôt ce jour-là, quand Bill était venu chercher son chèque de salaire. Patrick l'avait eue à l'oeil parce qu'il n'avait rien d'autre à faire et qu'elle était restée là bien trop longtemps à glander avec son café et à regarder les rayonnages de boissons. Patrick, lui, personnellement, se foutait bien de ce qu'elle pourrait voler ou en quelle quantité, mais tant qu'elle avait été là, il avait dû paraître s'y intéresser pour les caméras de surveillance. Ensuite, vu que Bill l'avait traitée de Maîtresse de Dracula et qu'il avait fait une suggestion obscène, elle l'avait traité de taré puis était sortie aussitôt, vexée, tout au moins c'est ce que Patrick s'était dit. Bill et lui en avaient ri, et il n'y avait plus repensé.
Mais maintenant elle était là, adossée à sa voiture comme si elle était chez elle, à le regarder avec des yeux aussi grands, aussi impitoyables que des objectifs d'appareil photo. Dans la lumière déclinante, ses cheveux teints noir de jais et son rouge à lèvres tirant sur le noir donnaient à son visage une pâleur bleuâtre. Elle avait une cigarette brune entre les doigts, même si elle ne devait pas avoir plus de seize ans, et un petit air très étudié qui oscillait entre l'indifférence et l'amusement. Ses lèvres esquissèrent un vague sourire lorsqu'elle le vit.
«Salut», dit-elle.
Patrick s'arrêta. De minuscules squelettes humains parfaitement articulés étaient suspendus à ses oreilles. Il chercha dans ses souvenirs, se demandant s'il la connaissait, si, sous toute cette merde, il y avait quelqu'un du quartier ou la petite soeur de quelqu'un qu'il aurait perdue de vue depuis qu'elle avait dix ans. Il n'en eut pas l'impression. «Si c'est de l'herbe que tu cherches», lui dit-il, «tu t'es trompée de soir. Ce mec-là travaille le lundi.
- Tu veux dire ton copain, le taré de ce matin ?» Elle rit. Un rire d'Hollywood, totalement dépourvu de fraîcheur, à l'image de l'atmosphère qu'il venait de quitter. «Sûrement pas.
- Bon.» Patrick était trop fatigué pour ce genre d'embrouille. Il désigna la portière de sa voiture et elle recula, mais pas assez. Il eut du mal à ne pas la toucher en y montant. Il glissa sa clé dans le contact, boucla sa ceinture et baissa la vitre de sa portière, parfaitement conscient du regard appuyé que la fille posait sur lui à travers le pare-brise sale. Il fit démarrer le moteur.
Elle attendit, les yeux toujours rivés sur lui.
Il hésita.
Présentation de l'éditeur
Patrick Cusimano traverse une mauvaise passe. Son père est en prison, il travaille de nuit dans une station-service, et la petite amie de son frère, Caro, une fille au passé trouble, a donné une tonalité nouvelle, très embarrassante, à leur relation. Pour ne rien arranger, voilà que Patrick devient l'objet des attentions de Layla Elshere, une lycéenne gothique qui s'entiche de lui pour des raisons qu'il n'arrive pas à s'expliquer, mais qui lui inspirent une insurmontable méfiance.
De son côté Verna, la cadette de Layla, entre au lycée. Elle devient le souffre-douleur de ses camarades de classe, et pas seulement en raison de son prénom étrange ou de ses parents, des fondamentalistes chrétiens. La réputation de la sulfureuse Layla jette une ombre trop lourde sur sa petite soeur et celle-ci ne tarde pas à rejoindre son aînée au sein de son groupe d'amis marginaux. Leur monde va se révéler bien plus sombre que tout ce qu'elle pouvait imaginer.
Alors que Patrick, Layla, Caro et Verna sont chacun pris au piège de relations d'une violence extrême, alors que chacun d'eux a de bonnes raisons d'armer un fusil et de faire feu, leurs trajectoires vont converger dans un paroxysme de violence. Avec ce roman d'une puissante acuité, irrésistiblement sombre et addictif, d'une âpre intégrité, Kelly Braffet s'impose comme une voix à part dans l'Amérique d'aujourd'hui.
Kelly Braffet, née en 1976, vit à New York. Sauve-toi !, son troisième roman, le premier à être traduit en français, a été très remarqué à sa sortie aux États-Unis, en 2013.
Mon avis
Nous sommes à Ratchetsburg, petite ville de l'Amérique profonde. Patrick Cusimano vit avec son frère Mike et Caro, la petite amie de celui-ci. C'est la classe moyenne américaine. Patrick travaille de nuit dans une station-service. Son frère bosse à l'usine et Caro est serveuse.
Leur père, John Cusimano a tué un enfant; il était ivre au volant de sa voiture. Il est en prison mais ce n'est pas suffisant pour les habitants de la région. La haine se ressent sur la famille, on les dénigre sur internet et le poids de la faute du père est reporté sur ses enfants.
Les bières coulent à flots à la maison, dans la glacière du salon. C'est l'activité principale de Mike, boire des bières devant la télé ou au bar du coin, les jours de paie. Patrick aussi est accro de bière et de films d'horreur, il aime écouter de la musique trash.
Un soir, il est abordé par une ado gothique, Layla. Elle l'accoste à la sortie du boulot en lui disant qu'elle sait qui il est, que c'est le fils de l'assassin. Voilà, cela vous plante le décor de l'ambiance régnant en ville.
Une autre famille, celle de Layla. Ses parents, enfin son père surtout est devenu pasteur catholique après sa naissance. Layla est née représentant la "faute" du temps de l'inconscience, à l'époque où ils étaient fous de rock et insouciants, ils adoraient Clapton, d'où l'origine de son prénom.
Jeff Elshire et sa femme sont devenus ce que je pourrais définir des catholiques extrémistes, intolérants. Ils font participer leurs enfants, car Layla a une soeur Verna, le parfait prototype de l'enfant sage et vertueux, le modèle idéal de piété et d'obéissance répondant à l'idéal idéologique de leurs parents.
Layla, vous l'avez compris échappe totalement à leur contrôle, elle est en révolte d'où son look gothique.
Jeff organise des réunions de prières, il essaie de convertir. Il était intervenu à l'école au cours de biologie scandalisé et interdisant que l'on parle de la reproduction, le parfait prototype de l'américain puritain.
Sa soeur Verna en fera les frais lors de sa rentrée au collège, très vite elle en bavera et deviendra victime de harcèlement. Stoïque, elle essaiera d'endurer jusqu'à l'inacceptable ... elle trouvera refuge chez les amis de sa soeur et la bande de "Justinien" croyant y découvrir réconfort et se forger une carapace.
Les deux mondes se croiseront petit à petit. Kelly Braffet met ici deux histoires en parallèle, le rapport entre les deux ira crescendo. Un récit au fil des pages qui augmentera en intensité. Les dialogues sont forts. C'est tendu. On sent au fil des pages cette tension, les incompréhensions palpables entre les personnages. Nous sommes à la rencontre d'âmes torturées qui ne recherchent que leur survie. Le texte est très fort.
C'est le premier roman de Kelly Braffet, le premier magnifiquement traduit en français. Le troisième en anglais, il fut remarqué à sa sortie aux Etats-Unis. Kelly Braffet est la belle-fille de Stephen King.
Ce livre aborde différentes thématiques, l'alcoolisme, les classes sociales défavorisées de l'Amérique profonde avec un regard sur la société qui rejette encore la faute du père sur ses enfants. L'incompréhension et le décalage entre l'idéalisme de la religion prêchée et la réalité vécue par leurs enfants, victimes des convictions religieuses extrémistes des parents. Ceci avec beaucoup d'humanité et de réalisme.
C'est un magnifique roman noir, une tragédie sur fond de rock métal, une musique qui raisonne, un tempo d'enfer dans l'écriture qui nous entraîne dans un suspense dont l'intensité grimpe, grimpe. Destins d'âmes tourmentées qui cherchent à se sauver. Un récit rempli d'humanité.
Merci à mon partenaire, Rouergue Noir pour cette belle découverte que je vous conseille sans plus attendre.
Ma note : 8.5/10
Les jolies phrases
Chacun de nous rencontre des épreuves, et chacun d'entre nous est l'épreuve de quelqu'un d'autre. Alors je pense qu'on peut dire un peu des deux !
Il arrive qu'on côtoie quelqu'un tous les jours pendant des années sans jamais le connaître. Et il y en a d'autres, on a le sentiment de les connaître depuis toujours.
On ne pouvait pas parler de la manière dont les choses devraient se passer dans la famille des autres. Les familles étaient comme des océans. On ne pouvait pas savoir ce qu'il y avait sous la surface, dans les coins où l'on n'avait jamais été.
Ce n'est pas faire l'amour qui est important. Ce qui l'est, c'est le personnage avec qui tu le fais. C'est une différence qui échappe à Layla, parfois.
Le mariage n'est ni un lieu où l'on va, ni une chose que l'on fait. C'est une chose que l'on vit. Il y a des gens pour qui cela marche, d'autres pour qui ça ne marche pas.
On trouve le plaisir dans la souffrance, la puissance dans la soumission et la sagesse en faisant des conneries.
Mais il n'y a pas de demi-vérités. Il y a la vérité et ce que vous choisissez d'en faire. Et il faut vivre avec soi-même après, c'est là que la demi intervient. Parce qu'on peut très bien ne vivre qu'à moitié indéfiniment ou presque. On ne peut vivre qu'à moitié jusque la mort.
1 commentaire:
Formidable recension. Merci. Et un merci supplémentaire pour le compliment à la traductrice que je suis.
Sophie Bastide-Foltz
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