jeudi 3 juillet 2014

Réparer les vivants Maylis de Kerangal 9/10

Réparer les vivants.

Maylis de Kerangal







Collection Verticales, Gallimard
Parution : 02-01-2014
288 pages, sous couverture illustrée, 140 x 205 mm
Achevé d'imprimer : 09-12-2013
Genre : Romans et récits
Littérature française > Romans et récits
ISBN : 9782070144136


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Quatrième de couverture

«Le cœur de Simon migrait dans un autre endroit du pays, ses reins, son foie et ses poumons gagnaient d'autres provinces, ils filaient vers d'autres corps.»

Réparer les vivants est le roman d'une transplantation cardiaque. Telle une chanson de gestes, il tisse les présences et les espaces, les voix et les actes qui vont se relayer en vingt-quatre heures exactement. Roman de tension et de patience, d'accélérations paniques et de pauses méditatives, il trace une aventure métaphysique, à la fois collective et intime, où le cœur, au-delà de sa fonction organique, demeure le siège des affects et le symbole de l'amour.

Maylis de Kerangal



Elle nous parle de son livre :



Mon avis

24 heures chrono.  Un roman qui retrace 24 heures, c'est court mais tellement intense.

Simon Limbres, jeune garçon croquant la vie à pleines dents, en recherche de sensations fortes.  Il se lève à 5h du mat' et part avec deux de ses copains.  Il fait noir, froid mais peu importe, leur passion est plus forte : le surf.  Ils partent pour une session d'une heure, de belles vagues sont prévues.

On va vivre cette heure intensément.  Fatigués, réfrigérés, ils prendront ensuite la route du retour dans la camionnette. Deux ceintures de sécurité, ils sont trois.  Et l'accident arrive.  Simon n'est pas attaché, il est projeté hors du véhicule. Conduit à l'hôpital, on constatera rapidement sa mort cérébrale.

Commence alors, une véritable course contre la montre.  Les différents acteurs se mettent en place.

Pierre Révol, de garde à l'hôpital, sera le coordinateur, le pont entre la mort et les vivants.  Il aura la lourde tâche de prévenir Marianne et Sean, les parents de Simon.  Parents désorientés, perdus, ils sont séparés au moment du drame. Ils devront accepter la disparition de leur fils et faire le choix crucial.  Sa mort, pourra-t-elle sauver d'autres vies ?

La lecture est haletante, l'écriture nous fait ressentir la tension grandissante, palpable comme si nous étions concernés réellement.  On suit le cheminement médical de façon très précise mais pas trop technique. On prend conscience des étapes à suivre une à une pour sauver une vie.

J'ai aussi aimé le développement de l'aspect psychologique de chaque acteur du processus : les parents, les familles de ses amis indemnes ou presque, les médecins, les chirurgiens , l'infirmière en passant par l'implication du chauffeur de taxi, du pilote, de l'équipe de coordination.

J'ai apprécié l'intensité des émotions décrites, les descriptions du cheminement et protocole médical. La justesse, la force, le choix des mots percutants sont une force de l'écriture de Maylis de Kérangal.

J'ai par contre moins apprécié au moment de la lecture les phrases kilométriques, périphériques. J'entends par là le style utilisé pour décrire les émotions et la vie des différents protagonistes en dehors de l'histoire de la transplantation.

Par contre c'était judicieux pour apporter un contraste, une respiration dans le récit.

C'est ce qui apporte selon moi,  la victoire de la vie.  La vie et son quotidien qui reprend le dessus, ce qui préoccupe chacun (lorsque l'infirmière se demande si elle recevra des nouvelles de l'homme rencontré hier...par exemple ou le chardonneret de Révol ...). La vie continue plus forte que tout.

Ces phrases kilométriques apportent un souffle. Elles sont poétiques et en légèreté, une respiration en somme.

Un livre dont on sort sans voix, difficile d'en parler de suite.  Un récit qui fait prendre conscience, un récit d'espoir.

A découvrir au plus vite  9/10


Les jolies phrases

Mais cela fait longtemps déjà que Révol y puise autre chose : la conscience nue de son existence. Non pas le sentiment de puissance, l'exaltation mégalomane, mais pile son contraire : l'influx de lucidité qui régule ses gestes et tamise ses décisions.  Un shoot de sang-froid.

En d'autres termes : "si je ne pense plus alors je ne sais plus.  Déposition du coeur et sacre du cerveau - un coup d'état symbolique, une révolution."

La situation est irréversible - elle déglutit en pensant à ce mot qu'il lui faudra articuler, irréversible, quatre syllabes qui vitrifient l'état des choses et qu'elle ne prononce jamais, plaidant le mouvement continu de la vie, le retournement possible de toute situation, rien n'est irréversible, rien a-t-elle coutume de clamer à tout bout de champs - elle prend alors un ton léger, balance sa phrase comme on secoue avec douceur celui qui se décourage, rien n'est irréversible, hormis la mort, le handicap, et peut-être alors qu'elle virevolte, tourne sur elle-même, peut-être qu'elle se met à danser.  Mais Simon, lui, non.  Simon, c'est irréversible.

Sa voix est transfuge maintenant elle a rejoint Marianne, elle a transpercé la membrane fragile qui sépare les heureux des damnés,


Car les yeux de Simon, ce n'était pas seulement sa rétine nerveuse, son iris de taffetas, sa pupille d'un noir pur devant le cristallin, c'était son regard ; sa peau, ce n'était pas seulement le maillage fileté de son épiderme, ses cavités poreuses, c'était sa lumière et son toucher, les capteurs vivants de son corps.

Mais l'émotion de chardonneret excédait la musicalité de son chant et tenait surtout de la géographie : son chant matérialisait un territoire Vallée, cité, montagne, bois, colline, ruisseau.  Il faisait apparaître un paysage, éprouver une topographie, tâter d'un sol et d'un climat.

Ils vont s'éloigner mais Marianne se retourne une dernière fois vers le lit et ce qui la fige sur place est la solitude qui émane de Simon, désormais aussi seul qu'un objet, comme s'il était délesté de sa part humaine, comme s'il n'était plus relié à une communauté, inséré dans un réseau d'intentions et d'émotions mais errait, métamorphosé en une chose absolue, Simon est mort, elle se prononce ces mots pour la première fois, épouvantée soudain, cherche Sean qu'elle ne voit pas, se précipite dans le couloir, le découvre prostré accroupi contre le mur, lui aussi irradié par la solitude de Simon, lui aussi certain de sa mort à présent.  Elle s'accroupit devant lui, cherche à soulever sa tête  en plaçant ses mains en coupe sous sa mâchoire, viens, viens, partons d'ici - ce qu'elle voudrait lui dire c'est : c'est fini, viens, Simon n'existe plus.

Que deviendra l'amour de Juliette une fois que le coeur de Simon recommencera de battre dans un corps inconnu, que deviendra tout ce qui emplissait ce coeur, ses affects lentement déposés en strates depuis le jour ou inoculés ça et là dans un élan d'enthousiasme ou un accès de colère, ses amitiés et ses aversions, ses rancunes, sa véhémence, ses inclinations graves et tendres ?

Elle pense à ce qu'elle est en train de vivre, là, en cette seconde; elle se dit : je suis sauvée, je vais vivre; elle se dit : quelqu'un quelque part est mort brutalement ; elle se dit : c'est maintenant, c'est cette nuit; elle éprouve cet événement de l'annonce; elle voudrait que jamais cet éclat de présent ne s'éloigne dans une représentation, qu'il trouve sa rémanence; elle se dit : je suis mortelle.

Ce qui la tourmente, c'est l'idée de ce nouveau coeur, et que quelqu'un soit mort aujourd'hui pour que tout cela ait lieu, et qu'il puisse l'envahir et la transformer, la convertir - histoires de greffes, de boutures, faune et flore.


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